Ceux qui ont observé le couronnement du roi Charles III en mai 2023 pourraient penser que le Royaume-Uni est tout le contraire d’un pays laïc. Dans l’abbaye de Westminster, le nouveau chef d’État a reçu son mandat de l’archevêque de Canterbury et est ainsi devenu chef de l’Église d’Angleterre. Pourtant, les apparences sont trompeuses.
La situation actuelle outre-Manche est complexe, tributaire des contradictions et des compromis de l’histoire britannique. Dans le fond, l’Angleterre devient une société séculière mais sans avoir adopté le principe français de la laïcité.
On cite souvent le philosophe américain, Charles Taylor, qui distingue trois éléments majeurs dans la sécularisation des sociétés occidentales : le déclin de la croyance religieuse, la conception de la religion comme choix personnel du croyant, et la séparation entre l’Église et l’État. Concernant les deux premiers éléments, la France et l’Angleterre sont assez proches.
Un déclin de la croyance
Lors du recensement de 2021 en Angleterre et au Pays de Galles, on a observé pour la première fois que moins de la moitié de la population s’est déclarée chrétienne : 46 %, contre 59 % en 2011. 37 % se déclarent sans religion. Par comparaison, l’Eurobaromètre de 2019 compte 47 % de chrétiens en France, contre 40 % sans religion. On a recensé 10 % de personne se déclarant d’autre religion que le christianisme en Angleterre et 12 % en France. Ce déclin de l’identité religieuse s’accompagne d’une chute de la pratique religieuse dans les deux pays.
"Controverses" est un nouveau format de The Conversation France. Nous avons choisi d’y aborder des sujets complexes qui entraînent des prises de positions souvent opposées, voire extrêmes. Afin de réfléchir dans un climat plus apaisé et de faire progresser le débat public, nous vous proposons des analyses qui sollicitent différentes disciplines de recherche et croisent les approches.
La série "laïcité" s’attache à décrypter les possibles incompréhensions, les polémiques mais aussi usages de ce terme et de ce qu’il recouvre au sein du débat public.
On constate également des changements fondamentaux dans les pratiques, notamment concernant ce qui était considéré jusqu’à récemment comme des rites de passage. Par exemple, il était normal que les Anglais et les Anglaises se marient à l’église, mais en 2020 15 % seulement des couples s’y sont mariés.
Ainsi, une église anglicane moyenne n’a assuré que quatre funérailles et un seul mariage en 2020. En revanche les rites alternatifs foisonnent. Il est maintenant possible et admis de se marier, ou de formaliser son union civile, en dehors de l’église ou du bureau d’enregistrement : dans un hôtel, mais aussi dans un jardin, sur un bateau, à la plage, ou ailleurs selon l’imagination du couple.
Au Royaume-Uni, on constate que ce sont très souvent des humanistes, appartenant au mouvement non religieux que je présente plus bas, qui président les mariages et les autres rites en lieu et place des curés.
Au lieu de proposer des sacrements, ils marquent les hauts moments de la vie humaine dans des célébrations collectives. Ils peuvent êtres appelés tant pour les noces que pour les enterrements.
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Dans les autres institutions sociales, on peut percevoir les mêmes tendances. Dans les tribunaux, par exemple, où autrefois on jurait sur la Bible, l’accusé ou les jurés peuvent aussi jurer sur un livre religieux de leur choix, comme le Coran, la Torah ou la Bhagavad-Gita (texte clé de l’hindouisme), ou peuvent simplement faire une déclaration solennelle. Lors d’un procès auquel j’ai participé l’année dernière, 10 jurés sur 12 ont choisi de jurer solennellement qu’ils et elles allaient accomplir leur devoir. Le choix religieux est donc une option personnelle, mais ne change rien dans le déroulement de la justice.
La religion à l’école
Concernant les institutions d’éducation, la France et le Royaume-Uni ont une économie mixte qui comprend des écoles publiques et privées. Au Royaume-Uni, 6 % des jeunes sont dans l’enseignement privé pour près de 17 % en France. Les écoles privées britanniques ne reçoivent aucune subvention financière directe de l’État, alors que la grande majorité des écoles privées françaises sont "sous contrat" avec l’État et touchent une importante subvention publique.
Au Royaume-Uni, le tiers des écoles d’État sont des écoles dites "de foi", dont la majorité sont des écoles primaires. En France, par contre, l’enseignement à caractère religieux se passe essentiellement dans les écoles privées, dont la vaste majorité (97 %) sont des écoles catholiques.
C’est dans les écoles d’État que les différences se manifestent. On sait combien les écoles d’État en France doivent insister sur l’exclusion des signes et des pratiques religieux. La situation au Royaume-Uni varie à travers l’Angleterre, l’Écosse, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord, car chacune des "quatre nations" est responsable de l’éducation de ses jeunes administrés.
En Angleterre, par exemple, le tiers des écoles d’État (y compris les collèges et les lycées) ont un statut religieux (anglican et catholique en majorité, mais aussi juif, musulman, hindou et Sikh). Ce statut implique que l’école ou le lycée est affilié à une organisation religieuse, offre des cours d’éducation religieuse et maintient une culture informée par la religion en question. L’école peut accepter des enfants d’autres religions, ou sans religion, qui peuvent manifester leur appartenance propre dans le respect de la culture religieuse de l’école. On peut penser qu’il y a une forte ressemblance entre les écoles d’État "de foi" britanniques et les écoles privées sous contrat en France.
Notons que depuis la loi de 1944, les écoles d’État en Angleterre autre que les écoles de foi, en primaire et secondaire, sont obligées de fournir une fois par semaine un enseignement sur la religion, et de tenir tous les jours un "acte de culte chrétien". En pratique, la majorité de ces écoles choisissent de reconnaître la diversité des croyances parmi les élèves, soit dans les classes de religion, soit dans les rassemblements collectives.
Les familles peuvent choisir
Au Royaume-Uni, les parents d’élève peuvent choisir de retirer leurs enfants des activités religieuses, ce qui se fait de plus en plus. Les élèves eux-mêmes peuvent exercer ce choix à partir de 16 ans.
D’ailleurs, les écoles interprètent ces obligations à leur façon. Par exemple, "l’acte de culte" peut prendre la forme d’un rassemblement portant sur la vie de l’école (réussite scolaire ou sportive, événement marquant, discipline et comportement). Et les cours sur la religion peuvent porter sur les croyances et pratiques de toutes sortes.
Non seulement les parents ont la possibilité de retirer leurs enfants de ces activités, mais les directeurs peuvent demander que l’école en soit dispensée. In fine, on constate une diversité de situations ; entre l’enthousiasme religieux et la pratique laïque.
Chaque école a la responsabilité de formuler ses règlements sur la discipline intérieure (comportements, coiffure, vêtements, port de signes, etc.) selon le contexte de l’école et de sa composition sociale.
Il est rare d’y voir des confrontations et il semble que le régime du choix personnel des élèves, des parents et des enseignants, en matière de croyances et pratiques religieuses, contribue à la paix scolaire.
La place du religieux en évolution
La séparation de l’État et de l’église dans le domaine politique et juridique pose des questions plus aiguës. L’église anglicane ne reçoit aucune subvention de l’État, mais elle est "établie" comme l’Église d’Angleterre depuis la Réforme d’Henri VIII au XVIe siècle.
Aujourd’hui, le monarque est toujours chef de cette l’église, même si les décisions sont en réalité prises par le gouvernement qui est par exemple chargé d’approuver la nomination d’évêques. 26 évêques siègent de droit dans la Chambre des Lords (équivalent du Sénat français) et y font peser leur voix.
La position politique de l’église est surtout symbolique, mais elle exerce un rôle de porte-parole en faveur des valeurs spirituelles et éthiques, ce qui lui donne une certaine influence dans l’opinion publique. Par contre, depuis le XIXe siècle, son statut sous la loi est résiduel. Elle a peu de pouvoir politique direct, et elle se garde de l’utiliser dans la mesure du possible.
Vers un régime séculier ?
Actuellement, la critique de la religion est devenue très répandue et une minorité croissante s’exprime en faveur de l’exclusion des privilèges des religions dans la vie collective. Au Royaume-Uni, deux associations majeures représentent cette perspective : les Humanists UK (Humanistes Royaume-Uni) et la National Secular Society (Société séculière nationale).
Les humanistes se présentent comme des libres penseurs, non religieux, qui proposent une vision du monde rationnelle et éthique. Ils puisent dans une longue tradition européenne et même internationale, et favorisent le débat sur des questions philosophiques et sociales. Alors qu’en France l’humanisme peut être revendiqué par beaucoup de tendances intellectuelles, l’usage de ce terme au Royaume-Uni se limite en pratique aux non-croyants.
Les humanistes forment un réseau de soutien et fournissent un grand nombre de célébrants pour les rites de passage non religieux. Ce sont des personnes formées et accréditées pour diriger des cérémonies comme les mariages et les enterrements, sans référence à la religion.
Ils sont proches de la National Secular Society, qui mène des campagnes en faveur d’une "démocratie laïque où chacun est traité de manière égale, quelle que soit sa religion ou ses convictions". Cette société vise notamment à renforcer la séparation de l’église et de l’État, à abolir les écoles religieuses, à exclure la religion des institutions de la santé et à affirmer l’égalité de tous devant la loi, sans distinction de croyance. Ses perspectives correspondent donc de près à certaines interprétations du principe français de la laïcité.
Ces deux associations sont des membres actifs de l’association Humanists International, qui regroupe 130 associations à travers le monde. On constate qu’aucune association française n’y appartient. Cette absence est peu commentée, mais on peut penser que, d’une part, la notion d’humanisme n’a pas le même sens en français, et que, d’autre part, la promotion de la laïcité fait partie des débats quotidiens sur les valeurs républicaines en France, et n’est pas conçue comme le rôle d’une ONG internationale.
Deux histoires proches mais différentes
On pourrait développer davantage la complexité de la situation actuelle. Les différences entre les quatre "nations" du Royaume-Uni tendent à s’affirmer davantage avec la montée des nationalismes en Écosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord. De plus, l’Église d’Angleterre fait partie d’une communauté internationale, qui regroupe 46 églises anglicanes à travers le monde, surtout dans les anciennes colonies. On y retrouve des perspectives très diverses, surtout en matière de politique sociale (rôle des femmes, inclusion de l’homosexualité, rapports avec l’État et avec d’autres religions).
On trouve des complexités comparables dans les régions de France qui ont un rapport différent avec la laïcité (Alsace-Moselle, France d’Outre-mer). Cela renforce l’idée que l’Angleterre et la France font face aux mêmes défis.
Il y a cependant un travail important à faire pour arriver au point où les deux pays pourront mieux comprendre l’expérience du voisin. Les itinéraires historiques de la France et du Royaume-Uni sont très différents, malgré leur proximité géographique. Ces différences traversent leurs institutions, leurs structures politiques, sociales et intellectuelles et leurs langues. Et si les deux pays affrontent souvent des problèmes comparables, comme la place de la religion dans la société moderne, il est évident que chacun devra trouver des solutions adéquates en fonction de leur culture et de leur histoire propres.
Michael Kelly, Emeritus Professor of French in Modern Languages and Linguistics, University of Southampton
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
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